Miles après miles nautiques
Si la Terre était plate, nous serions tombés dans ce précipice de l’inconnu. Je vous l’affirme après soixante jours de mer, avoir traversé 150° de longitude, remonté 50° de latitude.
Nous avons un seul objectif : avancer, le plus droit possible, le plus vite possible, le plus longtemps possible.
Le temps s’est une fois de plus effacé, il est devenu cette notion vague de durée, mais au cœur de notre vaisseau, il reste juste un sujet de discussion, de philosophie, de projection vers un avenir du après.
Comment ne pas penser à notre maître du voyage, Bernard Moitessier, qui, après un tour du monde en solitaire, décide de continuer sa route pour mieux comprendre la mer ?
Rythme doux des accalmies, cadence brutale des coups de vent, froid, pluie, soleil, nuages, ciel étoilé telle une demi-sphère hypnotisante qui s’offre le luxe de s’enfoncer sous l’horizon avec le scintillement du plancton dans l’Océan.
Le maitre des lieux, Éole, nous gâte, ni trop fort ni trop faible et toujours dans le bon sens. Sincèrement, merci pour sa compassion. Peut-être que, du haut de ses nuages, il voit notre labeur quotidien pour maintenir notre course contre cette montre que nous aurions oubliée si, le 2 juin précisément, nous ne devions pas entrer dans le port de Nice.
La relation entre les miles nautiques qui s’additionnent et la fatigue qui s’accumule est proportionnelle.
Maewan 5 est éprouvé autant que son équipage. Depuis le 8 mars, nous voguons à son bord. Les Quarantièmes hurlants, les Cinquantièmes rugissants, le détroit de Magellan en Patagonie, petit raccourci pour entrer dans l’Atlantique Sud, puis nous prenons la direction du Nord à la recherche de la Grande Ourse en laissant la Croix du Sud dans notre dos. Nous entamons cette longue remontée en longeant les côtes de l’Amérique du Sud : les températures se réchauffent jour après jour. Partis avec 4 degrés au Cap Horn, nous atteignons des eaux chaudes des tropiques à 30 degrés, aujourd’hui à une journée de l’équateur.
Le bateau commence à sentir la fatigue du voyage. Jour et nuit, il avance sans jamais s’arrêter, sans jamais se reposer. Il se fait secouer en permanence, les huit personnes à son bord ouvrent, ferment, pompent, bordent, winchent, affalent, tombent, se rattrapent, forcent, se trompent, oublient, apprennent.
Le point de tire de la grand-voile s’arrache un beau matin, le groupe électrogène ne veut plus démarrer, l’alternateur du moteur ne charge plus, une fumée s’échappe du circuit d’échappement, l’axe d’attache de la bôme de la voile de misère à son écoute se sectionne, une fuite d’eau majeure coule du désalinisateur en marche, le tableau électrique de la table à carte se décroche sur un choc avec une vague et écrase l’ordinateur de bord, un ventilateur de frigidaire meurt, notre réseau internet ne fonctionne plus, nous n’avons plus de prévision météo, plus de cartographie, l’énergie devient rare, l’eau douce par la même occasion se fait rare aussi. Le rail du tangon s’arrache, l’enrouleur du génois n’enroule plus, une éolienne crée un court-circuit, une visseuse tombe à l’eau, nous perdons une latte dans la voile de misaine, une poulie de bastaque s’arrache du pont… Chaque jour apporte son lot de surprises. Ce matin, c’était l’enrouleur de génois qui ne s’enroulait plus : trois vis qui solidarisent le tube du tambour sont parties, en mer surement pour prendre un bain, l’eau est si bonne.
J’oubliais la cerise sur le gâteau, les toilettes. Bateau de luxe avec salle de bain, réparation de luxe d’un bouchon de papier dans la tuyauterie. Il parait que je râle tout le temps, alors j’ai des gages quand je perds aux cartes. Aujourd’hui, je dois me réjouir de tout, quel bonheur de passer ma journée dans les excréments de tout un équipage : les tuyaux sous pression giclent et m’aspergent, les écrous coincés dans un recoin mobilisent toute ma dextérité qu’un gant de protection altèrerait, alors je les mets bien, mes mains, dans le caca. J’adore les toilettes sur un bateau, mais je vous l’avais bien dit : pas de papier dans les WC !
Notre quotidien se répète : réparer, barrer, réduire une voile, en dérouiller une autre, régler les écoutes, avancer toujours et encore, faire du pain, manger les fruits et légumes qui s’altèrent, remplir les seaux d’eau de pluie quand un grain vient à passer, réparer et soigner les hommes qui souffrent eux aussi.
Il nous reste encore près de 4000 miles nautiques à parcourir avant notre participation à l’UNOC le 2 juin à Nice. Nous sommes en course avec le temps, il faut avancer vite, mais attention, ne pas casser irrémédiablement ni le bateau ni l’équipage, la route est encore longue.
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